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Cessez de penser en termes de cases et pensez en termes d’échanges

Femme, homme, blanc, noir, pauvre, riche, hétérosexuel, LGBTQIA+. Nous aimons mettre des étiquettes sur les gens, surtout lorsqu’il s’agit d’inégalités. Or, nous avons tous des identités différentes et pouvons donc subir différents types d’oppression. Voici un plaidoyer contre la catégorisation des individus.

Commençons par un petit test. L’un de vos parents a-t-il fait des études supérieures ? Avez-vous au moins un parent né en Belgique ? Êtes-vous un homme ? Êtes-vous hétérosexuel ? Êtes-vous blanc ? Avez-vous suivi une filière de l’enseignement secondaire général? Possédezvous un diplôme universitaire ?

Vous avez répondu “oui” à toutes ces questions ? Alors, vous êtes un citoyen exceptionnellement privilégié. La théorie des sept points de comparaison (Zeven Vinkjes en néerlandais) et le livre du même nom ont été proposés par le journaliste et anthropologue néerlandais Joris Luyendijk. Selon lui, les hommes hétérosexuels blancs, très instruits, parlant la langue officielle du pays et dont les parents sont également très instruits, ont une longueur d’avance sur le reste de la société. Si cette théorie a suscité de vives protestations aux Pays-Bas, elle a pourtant ouvert les yeux de beaucoup sur la position privilégiée d’une minorité.

Pour ma part, je ne coche que quatre cases. Mon sexe, la couleur de ma peau et le niveau d’éducation de mes parents ne correspondent pas aux critères. Mon frère, quant à lui, en coche cinq. Nous avons tous deux des expériences complètement différentes avec l’exclusion et la discrimination. Mon frère affirme ne pas avoir trop souffert de ces problèmes, alors que je ne compte plus les incidents racistes dont j’ai été victime. Est-ce lié à nos personnalités, ou est-ce dû à d’autres facteurs ?

La croisée des chemins

Le concept de Luyendijk renvoie à une théorie plus complexe : l’intersectionnalisme, également connu sous le nom de “crossroads thinking” (voir encadré). Kimberlé Crenshaw, professeure américaine et militante des droits civiques, fondatrice de cette théorie, affirme que nos motifs de discrimination s’influencent mutuellement. Ainsi, si les femmes blanches sont victimes de sexisme et les hommes noirs de racisme, les femmes noires subissent les deux formes de discrimination. Cette façon de penser nécessite des solutions plus complexes qu’une vision simpliste de la réalité à laquelle nous sommes habitués.

« Notre identité s’exprime à plusieurs niveaux », explique Hind Eljadid, écrivaine et artiste des mots. « Moi, par exemple, en tant que femme, marocaine, jeune mère et membre de la communauté LGBTQIA+, j’appartiens à différents groupes minoritaires. Cela a un impact sur les formes de discrimination que je subis. » Imaginez : Eljadid se trouve à un carrefour vers lequel convergent plusieurs véhicules, chacun représentant une forme d’oppression : une voiture raciste, un camion sexiste, un bus homophobe.

« Les gens ont besoin d’être catalogués », déclare l’actrice et activiste Nyira Hens. « J’ai du mal avec ça. En tant que femme noire lesbienne, je n’entre dans aucune case. Tout tourne autour du système binaire, de la distinction entre homme et femme. Selon cette norme, nous apprenons à nos enfants comment s’exprimer émotionnellement, quels vêtements porter, avec qui nouer des relations. La diversité sexuelle a toujours existé.

— HIND ELJADID ÉCRIVAINE ET ARTISTE DES MOTS

D’un autre côté, aujourd’hui, on ne peut pas (encore) revendiquer son identité sans être catalogué. Notre langage n’est pas encore assez diversifié. C’est pourquoi il est très important de se rendre compte qu’il est possible de rentrer dans plusieurs cases. »

Un langage non sexiste

Selon Hens, la façon dont les médias catégorisent les gens est dangereuse. « Les gens sont toujours étiquetés en fonction de leur profession ou de leurs revenus », expliquet-elle. « Je trouve cela dangereux car ces étiquettes restent. Si vous répétez sans arrêt que je suis une réalisatrice ou une actrice, je serai réduite à cela aux yeux des gens. Pourtant, il s’agit simplement de ce que je fais. Demain, je ferai peut-être autre chose. Présentez-moi simplement par mon nom qui représente tout ce que je suis. »

« Nous ne sommes pas encore dans l’utopie dans laquelle nous rêvons d’être », dit Eljadid. « Avant, il y avait un petit nombre de cases dans lesquelles tout le monde devait rentrer. Aujourd’hui, il y a de plus en plus de nouvelles dénominations même si nous sommes encore dans une phase intermédiaire. Nous avons encore besoin de ces cases pour nous comprendre. Heureusement, le langage change constamment. Peut-être que nous évoluerons vers une langue non sexiste comme le turc. »

Tout le monde n’a pas encore pris le train de l’intersectionnalité. Preuve en est du mouvement de protestation véhémente contre les injustices sociales et les inégalités raciales appelé “woke”.

« Tout le monde n’est pas conscient de ses privilèges », déclare Eljadid. « Dans notre bulle privilégiée, nous avons le temps et l’espace pour discuter de ces choses. Ce n’est pas le cas de tous. En parlant de tout ça, nous espérons entraîner ces personnes vers cette voie. » 

Qu’est-ce que l’intersectionnalisme ?

L’intersectionnalisme est un terme qui désigne les différents types d’oppression qui peuvent affecter une personne. Ce terme a été inventé par Kimberlé Crenshaw en 1989. Plus précisément, il explique que la position sociale des femmes et des hommes est déterminée non seulement par leur sexe, mais aussi par leur origine, leur classe sociale, leur âge, leur niveau d’éducation, leur orientation sexuelle, etc. Le degré d’exclusion qu’ils subissent est supérieur à la somme de ces différentes identités partielles. Il s’agit d’un processus fluide et dynamique. “Intersection” signifie carrefour. On peut se trouver à un carrefour où convergent différents désavantages ou privilèges sociaux. Ces dernières années, le terme a gagné en popularité. En 2020, par exemple, la Commission européenne a utilisé l’intersectionnalité dans sa nouvelle stratégie pour l’égalité entre les femmes et les hommes.

« Selon les monitorings (socioéconomiques focalisés sur le critère de l'origine migratoire) de view.brussels et d’Unia, à niveau de diplômes équivalents, le taux de chômage des personnes d’ascendance africaine (y compris les deuxième et troisième générations) est 3 à 4 fois plus élevé que celui des ‘’belgo-belge’’ à Bruxelles », rapportent Grégory Luaba Déome et Maryse Sam, les cofondateurs de Keep Dreaming. L’objectif de cette asbl née en 2020 : promouvoir l’égalité des chances et la diversité, notamment dans les domaines de l’éducation, de l’accès à l’emploi et du développement de carrière.

Un ascenseur social bloqué « J’ai galéré pour trouver du boulot après mes études à l’ICHEC, il y a près de 20 ans. Et quand, finalement, j'ai accédé à un poste à responsabilités, je me retrouvais souvent à être le seul participant de couleur lors des réunions ou événements. C’est comme si, plus on montait dans la pyramide professionnelle, plus le public devenait blanc et masculin ! », constate Grégory Luaba Déome. Lorsque son chemin croise celui de Maryse Sam, il y a plus de 10 ans, les deux travailleurs arrivent au même constat : la carrière de nombreux afro-descendants